Soyons clairs, l’article que vous vous apprêtez à lire est d’une importance capitale pour moi. En effet il aborde un univers qui tient une place très importante dans mon petit panthéon stylistique personnel.
Je vais néanmoins essayer de contenir mon enthousiasme afin de vous faire découvrir en toute objectivité un chef d’œuvre absolu, sommet de la création artistique et artisanale de l’entre deux guerres. Une œuvre dite « totale » comme ont pu l’être l’opéra de Charles Garnier ou la villa Cavrois de Robert Mallet-Stevens. Un chef d’ouvre éphémère dont il ne reste malheureusement aucune trace in situ sur l’esplanade des Invalide (snif), mais qu’une abondante documentation nous permet d’apprécier à sa juste valeur.
Cette petite merveille, c’est l’Hôtel du Collectionneur, Le pavillon imaginé et conçu intégralement par Jacques-Emile Ruhlmann, pour l’exposition des arts décoratifs de 1925. Un pavillon d’une cohérence esthétique rarement égalée, ou les créations de l’ébéniste cohabitent avec une séléction d’œuvres d’artistes contemporains invités (et souvent amis personnels de Ruhlmann), offrant ainsi au visiteur une sorte de condensé du meilleur de toute une époque.
Ruhlmann, grace à se pavillon va pouvoir s’imposer en tant qu’«ensemblier », terme que je trouve le plus approprié pour illustrer sa capacité à se placer bien au-delà du simple décorateur, voir même de l’architecte d’intérieur ou de créateur de meubles. Ruhlmann c’est avant tout celui conçoit un espace dans sa globalité, qui recommande une communion entre tous les arts et les corps de métiers, nécessaires à la création d’espaces cohérents, portant clairement la maque de son inimitable style (et pourtant tant imité), tout en valorisant et respectant la personnalité d’un commanditaire souvent privé !

La fameuse exposition des arts décoratifs et industriels modernes – Paris 1925
L’exposition des arts décoratifs qui se tint à paris en 1925 fut un événement extrêmement important à l’époque. La France voulait, par cette exposition, afficher sa suprématie retrouvée en matière d’arts décoratifs et d’artisanat d’art. Le succès fut éclatant mais c’est pourtant la seule des manifestations internationales que Paris a connu dont on ne conserve aucun vestige architectural.
Initialement prévue en 1919 mais décalée à cause de la guerre, cette exposition permis de faire une sorte de « bilan » des recherches artistiques de l’époque en matière de décoration, d’artisanat d’art, d’art de vivre, etc.
L’art décoratif français a ainsi eu l’occasion de s’exprimer avec une ampleur inégalée depuis l’exposition universelle de 1900. Un style nouveau semble émerger de toutes les créations des exposants. En rupture avec les réalisations « art-nouveau » des années 1890-1910. D’ailleurs, lorsque les spécialistes chercherons à nommer ce nouveau courant « moderne », c’est le terme « art-déco » qui sera choisi. Référence directe à l’exposition qui l’a vu émerger.
Succès public incontestable, l’exposition suscite pourtant une profonde déception chez de nombreux artistes et des amateurs, Le Corbusier en Tête.
Alors que le titre meme de l’exposition laissait présager la présentation de créations destinées au grand public, les arts « industriels » sont finalement quasiment absent des exposants, Le pavillon de l’esprit nouveau de Le Corbusier échappe même de justesse au retrait de la liste ! Les reproches les plus importants dénoncent une ostentation luxueuse, forcément élitiste, l’absence de programme social, le caractère éphémère des constructions et donc superflue des dépenses, la déconnection avec la vie contemporaine et ses nouvelles conditions techniques, industrielles et sociales.
Elle se situe à un moment charnière de l’histoire, et comme son nom l’indique, elle fait présente les arts décoratifs traditionnels et les premiers pas de l’industrialisation des modes de vies
Deux visions complètement antagonistes qui vont devoir cohabiter le temps de l’exposition et dont le public et les critiques ne manqueront pas de souligner les différences.
Dans le cas précis de Ruhlmann, ce sera pour lui un pari, et l’occasion de révéler dans un programme idéal complet toute sa personnalité.
Le pavillon du groupe Ruhlmann
L‘Hôtel Collectionneur est certainement le pavillon qui remporte le plus grand succès auprès du public. D’ailleurs il suffit de taper sur Google « exposition paris 1925 » pour constater la récurrence des images du pavillon.
L’architecture élégante de Pierre Patout (fortement inspirée des folies du dernier tiers du XVIIIème siècle), ornée des bas-reliefs de Joseph Bernard, se place dans la tradition classique. Sur la façade principale, la porte d’entrée d’Edgar Brandt est surmontée du bas-relief « La Danse ».
D’une rare qualité pour une construction éphémère, le pavillon abrite évidemment les meubles de Ruhlmann mais aussi des objets et œuvres d’arts d’artistes contemporains invités. Le grand salon, pièce monumentale par ses proportions, matérialise le summum du raffinement. Sous la coupole à gradins peinte par Rigal, devant les murs tendus d’un damas orné de grands vases fleuris avec guirlandes, draperies et oiseaux, dessiné par Stéphany et édité par Cornille Frères, Ruhlmann dispose ses meubles aux teintes sombres dont le grand bureau ministre et le chiffonnier Fontane. Le tapis à dominante bleue répond à la tenture de damas rose qu’éclaire un lustre « cascade » volumineux et des appliques en perles de cristal.
Dans la salle à manger, les murs marron sont tendus de grandes tapisseries devant lesquelles sont placés des meubles volumineux, buffet, desserte et une longue table à piètement arrondi. Le boudoir est orné de lambris peints en vert et or sculptés par Charles Hairon. Sur le tapis dessiné par Ruhlmann, est disposé le bureau à cylindre conçu en 1923 et réalisé en ébène de macassar et ivoire. Le musée des Arts décoratifs conserve de nombreuses photographies de ce pavillon dans le fonds Albert Lévy.
Le style Ruhlmann
Le style Ruhlmann c’est avant tout le gout du précieux, de la ligne racée, du détail subtil, le tout impeccablement exécuté.
Qu’on se le dise une fois pour toute, l’œuvre de Ruhlmann n’est évidemment pas destinée au « grand public » tel qu’on le conçoit aujourd’hui,
il l’explique très bien lui même :
« Le riche client veut posséder un meuble qu’il serait impossible à de moins riches d’acquérir. Il est nécessaire, alors, que ce meuble soit cher évidemment, mais surtout difficile à produire, qu’il nécessite des heures de travail, un savoir faire particulier et ne soit constitué uniquement de matériaux précieux qu’aucune imitation ne saurait remplacer. »
Il s’oppose ainsi complètement à Le Corbusier, pourtant son contemporain qui considère l’homme comme une masse uniforme aux mode de vie standardisé à l’extrême. Non Ruhlmann c’est une esthétique qui place l’individu ou en l’occurrence le commanditaire au centre de la réflexion, sans pour autant abandonner sa créativité propre.
Ce qu’il y a peut être de plus frappant dans les réalisations de Ruhlmann, si on les compare à celles de ces contemporains, c’est sa capacité de synthèse. Il excelle à extraire l’essence même de ce qui fait l’élégance du mobilier français du XVIIIe siècle tout en simplifiant les lignes à l’extrême pour n’en garder que l’essence même. La noblesse des matériaux employés suffit à leur conserver un caractère précieux et unique. Ses meubles sont dépouillés de tout ornements superflus au bénéfice de jeux de matières.
Plusieurs de ses meubles les plus représentatifs (et que j’adore) sont enrichis d’un « simple » filet d’ivoire qui souligne la tranche des pieds, la pureté du dessin et matérialise ainsi la ligne précise et graphique des galbes discrets et des piètement des meubles.
L’entrée dans la légende
Beaucoup plus qu’un simple « showroom » destiné à présenter les dernières création d’un groupement d’artistes et d’artisans, l’hôtel du collectionneur est le manifeste d’un jeune décorateur ensemblier qui profitera de l’occasion exceptionnelle offerte par l’exposition des arts décoratifs de 1925 pour montrer au monde entier l’étendue de son immense talent.
Ses créations raffinées et personnalisées, dont il dessine les modèles, rencontrent très vite l’engouement d’une clientèle éprise de luxe et flattée d’être associée au processus de création d’œuvres résolument contemporaines, lui assurant une renommée internationale.
Alors que des personnes telles que Le Corbusier amorcent une transition radicale dans l’aménagement des intérieurs, préférant le terme d’équipement à celui de « décoration », Ruhlmann reste fidèle à son objectif : réaliser des meubles qui puissent rivaliser abec les chefs-d’œuvre du passé, assurer la légitimité du style moderne (art déco) par une esthétique indissociable pour lui de l’excellence de la réalisation. Une volonté d’excellence qu’il s’impose à un prix dont il assume souvent les frais sur sa trésorerie personnelle et dont la conséquence inéluctable est de fait un élitisme assumé.
Déjà presque anachronique pour son époque, son œuvre aura pourtant une influence considérable sur les décorateurs et designers des générations suivantes. Ses créations sont aujourd’hui encore déclinées ou reprises dans de nombreux hôtels de luxe à travers le globe (malheureusement souvent sans citer la filiation), preuve s’il en fallait une supplémentaire, que Ruhlmann, surement sans le savoir, a créé une esthétique ou du moins un luxe à l’élégance intemporelle, qui le rend aujourd’hui encore
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